De: Herve Le Bras <Herve.Le-Bras@ehess.fr>

Objet: [LISTCENSUS:79] note critique n° 06

Date : mardi 22 décembre 1998 20:04

 

 

Dans sa dernière intervention, S. Bertaux insiste sur la différence entre groupes ethniques et caractères ethniques. C'est essentiel pour notre discussion. On pourrait dire, contrairement à la confusion qui est opérée entre elles deux, que les ethnies sont l'opposé des races. Les caractères raciaux existent (couleur de peau, forme des paupières et des cheveux par exemple) tandis que les races n'existent pas car on trouve des cas intermédiaires pour ces caractères et que les distributions des différents caractères ne se recoupent guère. Au contraire, il existe des ethnies, mais il n'existe pas de caractères ethniques autres que les signes et actes d'appartenance aux ethnies. L'erreur qui a consisté à inférer l'existence des races à partir des caractères raciaux a donc pour symétrique, ou mieux pour antisymétrique, l'erreur qui consiste à déduire l'existence de caractères ethniques à partir de celle des ethnies.

Si les caractères raciaux appartiennent aux évidences premières puisqu'il s'agit de différences héritées, en est-il toutefois de même des ethnies? Leur évidence vient des déclarations d'appartenance que font leurs membres. En quoi les ethnies différent-elles des sociétés, terme qu'emploient plus volontiers les anthropologues? L'ethnie suppose, semble-t-il, une plus grande homogénéité culturelle et sociale, par exemple l'usage d'une langue et d'une religion commune, et surtout de signes de reconnaissance entre ses membres (marquant l'appartenance qu'ils ont choisie: mutilations diverses, traitement particulier des cheveux et de la barbe, habits, ornements). Ce sont de tels caractères qu'on peut qualifier d'ethniques et non de raciaux. Autrement dit, les caractères ethniques sont acquis au cours de l'existence, parfois à son commencement quand l'individu n'est pas encore maître de ses choix, mais en général plus tard, notamment lors de rites d'initiation. Par exemple, F. Gaspard et F. Cavard avaient montré que le port du voile par des jeunes filles musulmanes n'était pas imposé par les parents mais volontairement assumé et revendiqué par les intéressées.

Le terme d'ethnie semble dévalorisant. Implicitement, il renvoie à des origines coloniales et à des sociétés moins différenciées que les sociétés modernes. L'adjectif "ethnique" accentue cette tendance. On l'applique par exemple à des sociétés assez complexes pour souligner qu'elles conservent des caractères primitifs. On qualifiera de conflit ethnique, la guerre civile en Yougoslavie alors qu'on ne dira pas qu'une ethnie serbe s'y oppose à une ethnie croate ou musulmane bosniaque. Cela tient sans doute aussi au fait que la Serbie, la Croatie, la Bosnie sont des Etats ou revendiquaient leur indépendance avant de le devenir. La remarque souvent citée d'E. Balibar selon laquelle, jamais les nations ne se réduisent à des ethnies pourrait alors être interprètée différemment: en devenant un Etat national, une ethnie accède à un statut structurel supérieur. Ethnie indiquerait un groupe qui n'a pas de caractère national ni étatique, ou bien qui n'en possède que les embryons. Inversement la création d'un Etat national supposerait l'abandon de certains caractères ethniques d'appartenance, même si d'autres sont conservés visiblement (sharia, langue officielle obligatoire). Dans ces conditions, ma remarque dans "Le démon des origines", selon laquelle la définition d'appartenances ethniques dans l'enquête MGIS a "pour fonction de créer la distance, de rendre l'immigré plus étranger qu'il ne peut l'être, membre d'une société à la limite de l'état sauvage" me semble pleinement justifiée.

En direction inverse, E. Gellner a souligné la tendance des Etats nationaux à accroître, voire à créer l'homogénéité sur leur territoire en imposant une lingua franca commune, une religion commune (vieux principe du cujus regio hérité des guerres de religion) et une instruction commune, pour former une main d'oeuvre flexible capable de réagir aux changements rapides des modes de production de la grande industrie. En ce sens, l'ethnie figurerait du côté Gemeinschaft par opposition à une Gesellschaft nationale. Il existerait une "continuité" ethnique reliant chaque membre à d'autres membres, tandis que l'appartenance nationale serait définie par des règles formelles. L'ethnie serait pensable en terme de réseau, la nation en terme de catégories formelles. La distinction ethnie/société renverrait ainsi à l'opposition archaïsme/modernité.

L'ethnie n'ayant pas besoin de l'Etat pour exister, elle peut alors ne pas disposer d'un territoire propre qui est en revanche un attribut nécessaire des Etats. La distinction préliminaire qu'opère W. Kymlicka entre multinational et multiethnique pour se débarasser de l'ambiguité du multiculturel est ici opératoire. Seul d'ailleurs le multinational semble soulever des problèmes compliqués de partage des pouvoirs tandis que le multiethnique s'apparente à un folklore appelé à disparaître plus ou moins rapidement. Pour donner un exemple, les Navajos ou les Québecois posent des problèmes multinationaux tandis que les Irlandais ou les Japonais installés aux Etats-Unis relèvent du multiethnique dans la terminologie américaine.

L'un des arguments avancés par Kymlicka est d'ailleurs le caractère volontaire de l'immigration, ce qui laisse la question des Noirs ouverte et difficile et est à l'origine de nombreuses confusions quand on compare trop rapidement les questions ethniques aux Etats-Unis et en France. On voit se dessiner une ligne de partage: l'ethnique rendrait compte des liens sociaux et des luttes politiques et culturelles quand il servirait de substitut à l'Etat dans des régions archaïques comme l'Afghanistan ou le Sierra Leone, tandis que le multiethnique s'adresserait aux immigrés des pays développés pour décrire des appartenances et des réseaux (c'est en ce sens que l'Ecole de Chicago a pris en compte l'ethnicité comme S. Bertaux le rappelle opportunément)

Pour aborder la guerre civile afghane, par exemple, on ne peut faire abstraction des groupes ethniques en présence. L'une des gageures est d'ailleurs de comprendre comment ils se construisent et finissent par imposer pour un temps un choix ethnique à tout Afghan, ou semblablement à tout Libanais ou à tout Bosniaque plus près de nous. Dans un contexte différent mais analogue de racialisation sous le troisième Reich, H. Arendt a longuement expliqué comment elle a repris à son compte son origine juive car les circonstances ne lui laissaient plus le choix (voir la thèse remarquable de M. Leibovici). Le cas des Juifs illustre d'ailleurs bien comment la racialisation et l'ethnicisation fonctionnent selon deux processus inverses pour se rapprocher l'une de l'autre: l'imposition du port de l'étoile jaune signifiait clairement que les Nazis étaient incapables de définir et de reconnaître les Juifs par des caractères raciaux, comme d'ailleurs de définir n'importe quel groupe humain par des variables raciales puisque c'est impossible. Leur traitement racial passait nécessairement par l'imposition d'appartenances ethniques.

Symétriquement, pour les immigrés, il peut être intéressant de connaître les appartenances en termes de réseaux de sociabilité pour comprendre les convergences ou divergences des comportements. Je n'utilise pas les mots intégration ou adaptation qui sont beaucoup plus généraux et me paraissent difficiles à définir donc à manier. On peut étudier plus modestement comment tel groupe qui se réclame de l'immigration italienne, portoricaine ou turque différencie ses contacts sociaux, pratique la langue du pays d'accueil, adopte telle ou telle consommation, etc.. Dans ce cas, le processus est relatif au groupe ethnique local à l'intérieur du pays d'accueil et non à une ethnie extérieure dont proviennent ou proviendraient les immigrés. Confondre les deux, peut avoir pour conséquence d'entretenir les mythes du retour et de justifier des expulsions.

Imposer des variables ethniques au lieu d'enquêter sur les appartenances reconnues conduit immanquablement à choisir des variables de type racial qui sont seules opératoires à ce niveau, c'est à dire des variables fonctionnant avec des critères sur lesquels l'individu n'a pas prise, qu'il s'agisse du lieu de naissance de ses parents et de lui-même ou des langues couramment parlées par ses parents, variables postulant dans les deux cas une hérédité totale, comme pour la couleur de sa peau.

Il est symptomatique que les racialistes allemands et les ethnicistes français aient convergé vers les mêmes critères, passant notamment par la prise en compte des grands-parents que ce soit la définition du Juif à la réunion de Wannsee (au moins un grand parent juif), ou celle que J. Dupâquier propose pour les Français de souche (les quatre grands-parents français). Que Dupâquier se retienne de me faire un procès de plus avec son avocat J.M.Varaut, je ne le traite bien sûr pas ici de nazi, mais je montre comment des processus symétriques sont à l'oeuvre dans l'ethnicisation des résidents français et dans la racialisation hitlerienne. Dans un cas, l'impossibilité de définir des races sur la base de caractères raciaux impose l'emploi de critères ethniques, dans l'autre cas, l'impossibilité de définir des critères ethniques indépendamment d'appartenances individuellement reconnues, pousse vers des substituts de type racial. En ce sens, la page consacrée à la polémique dans Le Monde parlait correctement de variables raciales et non de variables ethniques.

Et dans les deux cas, on a affaire à une ethnicisation forcée ne laissant aucun choix aux individus, que le nom donné à l'une soit race et à l'autre appartenance ou origine ethnique et que les conséquences soient très différentes, élimination radicale et programmée dans un cas, recherche à prétention scientifique dans l'autre.

Hervé Le Bras

 

PS j'ai mis ce texte en document annexé pour que sa lecture soit plus

commode: c'est un doublon.